regArds

La « culture der rationalismus » – une histoire de séparation qui débute au XIXème siècle

Partie 1 L’économie domestique, la science domestique

On appelle rationalisation le phénomène de la multiplication des fonctions, c’est-à-dire l’extraction d’une partie de la totalité, partie rendue autonome, mais coordonnée avec les autres parties ayant déjà subi le même processus. Ce phénomène adoptera dans les années 1920 un caractère d’universalité et d’inéluctabilité. La maison est devenue un espace réduit jusqu’à des limites imposées par les réactions psychologiques de ses habitants, car à côté sont érigées une bibliothèque, une infirmerie, une école, une boulangerie, un musée, un parc, une typologie fonctionnelle et formelle, qui se conclut comme chaîne dans l’appartement, dans l’armoire spécifique de l’appartement, dans la bouteille de lait et le pain carré dessiné expressément pour entrer dans l’armoire et le réfrigérateur.

Au milieu du XIXème siècle aux États-Unis, Catherine Esther Beecher (1800-1878), enseignante, entreprend de minutieuses enquêtes dans différents milieux sociaux, qui concluent que les femmes ne sont pas formées pour exercer leurs compétences dans le sens d’un vrai métier. Tenir correctement une maison n’est pas une fin en soi, mais un moyen qui permettra aux ménagères de devenir plus autonomes et plus indépendantes et de mieux gérer leurs responsabilités.

Elle publie deux ouvrages qui ont un immense retentissement, en 1841 Treatise on Domestic Economy et en 1869 The American Woman’s Home, version complétée et remaniée du premier ouvrage grâce à l’aide de sa sœur Harriet Beecher Stowe (auteur de La case de l’oncle Tom). L’observation de la physiologie humaine, lui sert de base de réflexion dans la planification des tâches ménagères. La cuisine est le lieu principal de son attention, puisque c’est l’endroit de production domestique par excellence et son modèle, la cuisine d’un paquebot : espace d’élaboration d’une grande quantité de repas de dimensions réduites grâce à l’intelligence de l’organisation spatiale et à l’adaptation de l’équipement.

Les grandes lignes de réflexion sur la cuisine sont posées : groupement des opérations, juxtaposition des éléments de cuisine permettant un travail sans interruption, chaque chose à sa place et une place pour chaque chose, économie des mouvements et du temps, séparation des fonctions entre fabrication et consommation des repas. La physionomie de la cuisine doit changer, d’un espace sans logique, multifonctionnel et encombré, elle doit devenir plus petite avec le centre dégagé, les meubles alignés le long des murs, les ustensiles rangés. La grande table centrale, le dressoir, la batterie de casseroles suspendues, les animaux des maisons agricoles, le foyer autour duquel on se réunit, doivent disparaitre.

En 1893 à l’occasion de l’exposition universelle de Chicago, la National Household Economic Association, ancêtre de l’American Home Economics Association, est fondée. L’association soutient activement le mouvement de réforme domestique initié par Catherine Beecher et crée de nombreuses écoles d’enseignement ménager. Les anciens modes de vie ruraux ne peuvent en aucun cas convenir pour une société en profonde mutation, il faut aider les femmes à acquérir une culture domestique moderne, efficace, hygiénique, se rapprochant de la notion de gestion d’une entreprise.

Très rapidement le mouvement est intéressé par les recherches sur l’organisation scientifique du travail (OST), notamment par les travaux de Frederick Winslow Taylor. En 1913, Christine Frederick, publie Housekeeping with efficiency qui devient quelques années plus tard, Household Engineering, Scientific Management in the Home, où elle explique que l’idée d’appliquer les principes de l’OST à la conduite d’une maison lui est venue lors d’une conversation entre son mari et l’un de ses collaborateurs à propos de la nouvelle organisation tayloriste de leur usine. “Pendant des siècles, le travail des femmes a été effectué dans l’isolement de la maison. Le travail de l’homme, pendant ces mêmes siècles, a été réalisé dans le monde extérieur des affaires, ce qui leur donnait un stimulant et un encouragement. Ses intérêts d’affaires lui procuraient des associés avec qui il pouvait s’entretenir, et il était obligé, par la pression économique et par la nécessité de la concurrence, d’améliorer ses méthodes de travail sous peine d’échouer” (Christine Frederick 1927, L’organisation ménagère moderne, deuxième édition du Taylorisme chez soi, Dunod, Paris, p.173).

Christine Frederick rappelle que les docteurs ont leurs cliniques, les chimistes leurs laboratoires, les fermiers leurs fermes modèles, aussi la femme a le droit d’avoir son lieu de recherche dédié à ses problèmes spécifiques. Elle va donc installer dans sa maison de campagne, à Applecroft, une cuisine expérimentale, un laboratoire de recherche domestique. Il s’agit de mettre à l’épreuve les genres et les formes ainsi que la matière des différents ustensiles, de fixer quels sont les meilleurs arrangements et les meilleurs matériaux, de chronométrer les différentes opérations pour améliorer les gestes et les pratiques.

En Europe le mouvement d’économie domestique prend son essor plus tardivement, au début du XXème siècle, sans toutefois pouvoir compter sur des organisations féminines aussi influentes qu’en Amérique. Il fait toutefois son entrée sur la scène internationale en 1925, lors du deuxième congrès d’OST à Amsterdam avec l’inauguration d’une section d’économie domestique. Lors du congrès de Rome en 1927, la constitution d’une Association Internationale d’Économie Domestique rattachée à celle de l’OST est réclamée. Le mouvement reprend les études initiées par Catherine Beecher et Christine Frederick qui participera au congrès de l’OST de 1929 à Paris. La science au lieu de l’empirisme, l’adaptation du travail (tâches, espace et objets) à la femme et l’adaptation de la femme au travail (formation professionnelle) sont les axes de leurs recherches. L’organisation scientifique du logement apportera joie et paix au sein du foyer, puisque l’intérieur se calquant sur le modèle de l’usine, la femme devient ainsi l’égale de l’homme.

Dès lors des représentantes de l’économie domestique participent aux États Unis et en Europe aux commissions consultatives de l’établissement des normes, aux associations de consommateurs testant et critiquant les produits et surtout collaborent avec l’industrie pour la mise au point de leurs produits, casseroles, cuisinières, cuisines rationnelles, etc.

Les femmes, initiatrices de cette nouvelle discipline, ont ouvert la voie à la reconnaissance de l’importance du monde domestique, de son égalité avec le monde du travail. Elles ont proposé d’adapter les méthodes « tayloristes » à l’analyse des tâches, du mobilier et des ustensiles, elles ont testé « scientifiquement » des processus et des produits pour les faire évoluer. Elles ont préparé le terrain pour la rationalisation de l’habitat et ont largement participé à l’essor normatif des objets et équipements, mais cet esprit innovateur s’est ensuite amoindri et ne s’est pas professionnalisé, leur rôle s’est peu à peu cantonné à celui de formatrices dans les écoles ménagères.